Après être passé à deux doigts de la catastrophe avec la mission Apollo 13 en Avril 1970 (Houston, we have a problem) et l'annulation des programmes Apollo 17 18 et 20 qui s'en suivirent, la NASA doit trouver un moyen de continuer d'exister et surtout doit tout tenter pour éviter de licencier ses 50.000 employés et sauver 190.000 emplois indirects (sous-traitant). L'idée qui s'impose pour calmer les financeurs, à l'époque complètement novatrice, c'est la réutilisation. Jusqu'alors, chaque composant d'une fusée est à usage unique. Sur le papier, le concept de pouvoir utiliser plusieurs fois une partie du véhicule spatial est séduisant, le congrès valide le budget.
Le véhicule doit être capable de pouvoir placer en orbite basse une charge utile comprise entre 2,3 et 23 tonnes, ramener sur Terre au moins une tonne de fret, et la baie cargo doit avoir un volume de 85 m3.
Fidèle à ses habitudes, la NASA lance un appel d'offres, quatre sociétés : North American Rockwell, Lockheed, General Dynamics et McDonnell Douglas sont sélectionnées pour répondre à cette pré-étude. Deux motoristes : Rocketdyne et Pratt & Whitney, sont de leur côté sélectionnés pour concevoir les moteurs de 270 tonnes de poussée (dans le vide), qui doivent être communs aux deux étages de la navette. C'est McDonnell Douglas, associé à Martin Marietta, et North American Rockwell associé à General Dynamics qui remportent le contrat en 1970. Chacun est chargé de fabriquer un petit morceau, qui un booster, qui un élément de navette, etc...
Dans un monde parfait, les ingénieurs définiraient le design du projet et les choix technologiques les plus pertinents seraient validés. Malheureusement cela ne fonctionne pas comme ça : au petit jeu des appels d'offres, chaque concurrent fait sa proposition chiffrée. Bien sûr la NASA veut maitriser l’envolée des coûts. Elle lance en 71 une dernière étude portant sur le premier étage (le lanceur). Les industriels font 3 propositions, l'une d'elles ayant recours à un réservoir d'hydrogène externe très fiable. Mais à ce petit jeu, les politiques choisissent évidemment les solutions les moins coûteuses. Cela revient à dire que ce sont les politiques qui arbitrent des choix technologiques... La solution retenue est finalement celle des propulseurs d'appoint à propergols solides (poudre), qui permettent d'économiser 500 millions de $ sur le coût de développement par rapport à des propulseurs à ergols liquides. (Mais en augmentant le coût d'exploitation pratiquement du double de la solution alternative : 500 $ contre 275 $ par kilogramme de charge utile).
Un ingénieur qui travaille sur les boosters à poudre sait que la solution technologique retenue présente un risque important. Il fait tout ce qui est en son pouvoir pour alerter la NASA, mais entre les obstacles hiérarchiques et la pression politique, son action restera lettre morte.
La navette en elle-même est assez bien conçue pour son époque. Même si la réutilisation va finalement coûter beaucoup plus cher que prévu, notamment la maintenance des tuiles d'isolation thermique qui ont une fâcheuse tendance à se décoller.
Mais on ne peut en dire de même du lanceur. Celui-ci, on l'a vu, est constitué de 3 éléments : un gros réservoir central (orange) contenant le comburant (oxygène liquide) et les 2 boosters latéraux contenant le carburant (la poudre). C'est la poudre le gros point faible du système. Comme je l'ai déjà évoqué dans les politiques spatiales, les lanceurs à poudre ont un gros défaut : une fois qu'ils sont allumés, on ne peut plus intervenir, il n'y a plus qu'à attendre que toute la poudre soit consommée. Si un problème survient après la mise à feu du lanceur à poudre, il n'y a aucune action possible. Alors que les lanceurs Saturn V des missions Apollo étaient déjà équipés de tour de sauvetage (un dispositif qui éjecte la capsule habitée loin du lanceur en cas de problème), les navettes en sont dépourvues.
Concrètement : la vulnérabilité des astronautes est maximale entre la mise à feu et la séparation de la navette de son lanceur. Entre ce problème et la fixation des tuiles de protection thermique, peut-on dire que ça fait trop ?
Si l'on fait le bilan humain, sans aucun doute : oui. L'équipage des navettes était constitué de 7 membres.
7 navettes seront assemblées, dont 2 qui ne serviront qu'à des essais statiques.
Le premier vol opérationnel a lieu le 11 Novembre 1982, avec la navette Columbia. La NASA espère pouvoir atteindre une cadence d'un lancement par semaine. Pour attirer des clients à l'international, les prix des lancements sont largement sous-évalués dans l'espoir de créer une clientèle captive.
Mais les rabais consentis masquent une réalité financière particulièrement noire. Dès 1985, il devient clair que la NASA aura du mal à effectuer plus d'un lancement par mois : c'est cinq fois moins que la cadence espérée qui conditionnait le prix de chaque lancement. De plus, le coût opérationnel va en s'accroissant, car les opérations de maintenance s'avèrent beaucoup plus lourdes que prévu (en particulier l'inspection et la remise en état du bouclier thermique à chaque retour sur Terre). La NASA n'a pas la possibilité de répercuter ces surcoûts sur les tarifs pratiqués, car ceux-ci sont figés contractuellement jusqu'en 1988.
Le 27 Janvier 1986, suite à de mauvaises conditions météo, le lancement de Challenger est reporté de 24H00. La nuit qui précède le tir est particulièrement froide et le froid a durci les joints toriques qui assurent l'étanchéité entre le réservoir d'oxygène liquide et les boosters. Ils sont légèrement rétractés et l'étanchéité n'est plus parfaitement assurée. Mais ça, personne ne le sait encore. Le 28 janvier Challenger s'élance et explose 72 secondes après son décollage, sous les yeux horrifiés de milliers de spectateurs.
L'équipage de 7 astronautes (dont une civile, institutrice) ne décède pas des suites de l'explosion (ils ont le temps d'actionner une bouteille d'oxygène de secours), leur mort sera vraisemblablement due à l'impact de la capsule avec l'océan 2mn après l'explosion...
Le problème à l'origine de l'accident était clairement identifié mais avait été sous-estimé, faute de dialogue (les rouages de la NASA étant tentaculaires) et par aveuglement du management. Le rapport d'accident révèle également que le risque encouru par les équipages est beaucoup plus important que prévu, tant au décollage que dans la phase de retour sur Terre. D'importants travaux sont entrepris, en particulier sur les boosters, mais également sur les moteurs de l'orbiteur.
Le 1er février 2003, Columbia, dont le bouclier thermique a été endommagé par le choc d'un morceau de mousse de protection thermique du réservoir externe durant le décollage, est détruite durant sa rentrée atmosphérique, entraînant à nouveau la perte de l'équipage.
Une nouvelle enquête est menée par un comité d'experts créé pour découvrir les causes de l'accident. Une fois de plus, la gestion des missions par la NASA est remise en cause : l'anomalie qui a conduit à la catastrophe est connue et n'a jamais été traitée sur le fond. De plus, le calendrier très serré de l'assemblage de l'ISS qui résulte de la réduction de budget imposé à la NASA depuis 2001, a conduit à une pression très forte sur l'ensemble du personnel de la NASA, poussant à sous-estimer les risques encourus.
Lorsque les vols reprennent en juillet 2005 après dix-huit mois d'interruption, plusieurs mesures ont été décidées pour limiter le facteur risque :
À chaque mission, une inspection détaillée du bouclier thermique est effectuée par l'équipage de l'orbiteur et de la station spatiale lorsqu'il est en orbite.
Pour chaque mission, une deuxième navette est prête à être lancée, pour effectuer une mission de secours consistant à ramener l'équipage en orbite au cas où une brèche serait découverte dans le bouclier thermique.
Avec 14 décès en "seulement" deux accidents, le bilan est accablant : le programme des navettes est le moins fiable de l'histoire spatiale Américaine.
En 2004, le Président G. W. Bush signe l'arrêt du programme pour 2011, date à laquelle l'assemblage de la station spatiale internationale doit être achevée.
La dernière mission est réalisée par Atlantis pour ravitailler l'ISS en 2011.
Michel Havez, 17 Août 2021.
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